Le Dossier Elie Ezra (Épisode 1/3)

Par Dr Pierre Mathern, membre de la LICRA Saint-Étienne

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Un symbole de l’oppression du régime de Vichy vis-à-vis des étudiants juifs.

Les Lois de Pétain ont grandement modifié le fonctionnement des grandes écoles françaises, l’université et même, dans certaines zones de l’empire français, l’école secondaire et l’école élémentaire.

Pour les grandes écoles : les institutions sont sensées être le nid de l’élite de notre nation, fondées sous la révolution elles ont été conçues comme le creuset méritocratique d’une république naissante, à l’exception de l’école des ponts et chaussées crée, elle, sous l’Ancien régime.

Ici, nous voulons mettre en exergue un cas particulier, celui de l’élève Elie Ezra vis-à-vis des écoles Nationales des Mines. Comme l’affirmait le doyen Fournial, lui, médiéviste distingué : « La vraie histoire est celle des petites gens ». Elie Ezra dont nous ne connaissons rien, ou presque, devait être un étudiant certainement brillant, mais tout de même « un petit » face au régime vichyssois, ce bulldozer influencé par un Etat nazi sans pitié, tous deux également antisémites.

L’Ecole des Mines de Saint Etienne se situait en zone « libre », mais dès 1940 un certain nombre de grandes écoles de la zone occupée avait été délocalisé au sud de la France. Pour exemple, l’Ecole polytechnique, qui avait alors perdu son statut d’école militaire, s’était établie pour un temps à Lyon, dans les locaux de l’école de santé militaire, avenue Berthelot. Quand cette dernière retrouvera ses locaux sur la colline Sainte Geneviève, l’école de Santé de Lyon sera le lieu où bon nombre de résistants seront torturés par l’équipe de Klaus Barbie. Elle est le lieu aujourd’hui du musée de la résistance. Concernant les écoles des Mines, celle de Paris et de Saint Etienne, les cours de première année, même pour les étudiants de l’école de Paris, furent suivis à Saint Etienne, ce qui obligeait les candidats reçus dans la zone nord de passer la ligne de démarcation.

Chapitre I

Le courrier qui nous préoccupe ici concerne le Candidat Ezra « reçu » au concours 1941 – 1942. Ce document n’a certes rien d’exceptionnel pour cette période de 1940 – 1944, si ce n’est qu’il s’agit d’un document original frappé à la machine, suivant la calligraphie du moment et à l’encre violette, avec des commentaires dans la marge, écrits à la plume. Ce courrier émane du Directeur de l’Administration Générale du Secrétariat d’Etat à la Production Industrielle et aux communications et adressée à « Monsieur le Directeur de l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Saint Etienne » du 28 décembre 1942 :

« M. le Directeur des Mines de Paris a bien voulu me demander mon avis au sujet de l’application du numerus clausus aux élèves juifs de l’Ecole des Mines de Paris qui suivent les cours de la première année à l’Ecole de Saint Etienne. Il s’agissait de savoir si M. Ezra, candidat juif, reçu au concours de 1941 – 1942, mais primé par un candidat juif du concours de 1939, devait conserver le bénéfice de son admissibilité pour l’année prochaine (auquel cas aucun candidat juif ne serait admis à concourir en 1943) ».

Nous pouvons déjà nous interroger sur plusieurs points de ce premier passage. Ce fameux numerus clausus émane de la Loi Pétain – Carcopino du 21 juin 1941, concernant les études supérieures des israélites, il était de 3 % pour les élèves israélites vis – à – vis des élèves « normaux » (pour employer la terminologie du moment). Comme l’école des Mines de Saint Etienne comportait environ 120 à 150 élèves suivant les années en englobant les trois promotions, quatre élèves juifs ou étrangers pouvaient être reçus en même temps, ou au moins un élève par promotion. 

Ce courrier précise que M Ezra a bien été reçu au concours de 1941 – 1942, puis il évoque son « admissibilité ». Pour un candidat « normal », l’admissibilité s’adressait aux candidats reçus aux épreuves écrites et devenant ainsi admissibles à l’oral, terminologie employée encore de nos jours. Pour les candidats israélites, une autre admissibilité précédait celle-ci : celle de la conformité à l’inscription au concours lui-même, aujourd’hui nous dirions peut-être « une éligibilité à l’accession aux épreuves ».

Le courrier du premier janvier 1943 émanant de Monsieur Descombes, Directeur de l’école des Mines de Saint Etienne évoque le remboursement des frais d’inscription des candidats n’ayant pas pu se présenter au concours, demande juridiquement valable à cette époque. Parmi ceux-ci on dénombre 34 candidats israélites sur 38 au total ! On peut alors raisonnablement penser que la pré-sélection au concours était déjà sévère pour les candidats juifs. Nous retrouvons d’ailleurs le nom du candidat Ezra Elie dans ces 34, il devait obtenir une rétrocession de 100 francs pour ses frais d’inscription, mais dans le bordereau du 12 juin 1943, concernant les candidats remboursés pour l’exercice 1942, son nom n’apparaît pas, comme 14 de ses camarades d’infortune. Pourtant M. Ezra s’était bien inscrit aux deux écoles, celle de Paris et celle de Saint Etienne, il apparaît alors qu’il était dans la liste des admissibles (non dans les admis) à Paris, mais pas à Saint Etienne.  Sur 34 candidats israélites à Saint Etienne 9 étaient sensés pouvoir se présenter à l’écrit, à Paris, 10 sur 30 étaient éligibles (c’était d’ailleurs à une exception près les mêmes candidats dans les deux listes).

Or dans le courrier du 28 décembre 1942 émanant du Directeur de l’Administration Générale (courrier supra), il est stipulé que : « le candidat a été reçu au concours 1941 – 1942 », mais il n’apparaît jamais dans la liste des élèves de cette école, le grand livre des carnets de notes de tous les élèves en témoigne.  Il semble y avoir là, une confusion entre l’admissibilité et l’admission, mais à cette époque, entre l’été 1940 et l’été 1941, les statuts des juifs, les différents décrets concernant les citoyens israélites pleuvaient à une telle cadence que les fonctionnaires n’ont pas toujours bien suivis, la communauté juive non plus d’ailleurs.

L’argument principal justifiant son élimination est lié à la présence d’un autre candidat israélite, Marcel Levy, reçu vingt-quatrième au concours de 1939, « élève titulaire » et occupant déjà la place et rendant ainsi impossible l’admission d’un second élève titulaire juif dans la même promotion. Cet élève, Marcel Levy, a été prisonnier de guerre et libéré, il a intégré l’école non pas en septembre 1939 car il a été mobilisé, mais après sa libération. Sur son dossier scolaire et relevé de notes il apparaît dans l’effectif des étudiants de la promotion 1942 – 1943 en première année. Classé 13e sur 27 en fin de première année, il sera, au classement final, en 1944, 6e sur 7, non pas dans une liste « bis » employée pour les étudiants juifs ou étrangers, mais « le groupe spécial des prisonniers de guerre ». Fait-il partie des « élèves juifs oubliés » ? Ou, comme pour certains élèves, aurait-il changé d’identité ?  

Il est vrai qu’à cette époque le directeur Claude Descombes et son adjoint Louis Neltner participèrent activement à la résistance. Des entraînements à l’arme à feu eurent lieu dans les greniers de l’école et même en salle de géologie. Mais, concernant notre sujet, ils réalisèrent aussi des changements d’identité pour protéger certains élèves. Mais pour Marcel Levy, pendant toute sa scolarité, ses relevés de notes furent bien colligés sous son vrai patronyme, donc connu comme israélite par le Commissariat Général aux Questions Juives ainsi que son adresse (plutôt celle de ses parents), 47 rue Franklin à Lyon. De fait, cet élève titulaire depuis le concours de 1939, continua ses études jusqu’à la fin juin 1944, date à laquelle la police française et la GESTAPO firent une rafle dans l’école à la suite de la capture de deux élèves, Francis Baulier et Clément Bécat de la promotion 1941 qui furent torturés et assassinés sans avoir donné des informations sur le réseau de résistance de l’école.

Marcel Levy reçu son diplôme le 6 mars 1945.  Nous pouvons de même suivre le cursus scolaire d’un Benichou reçu au concours 1938, juif lui aussi, né en 1917. Comme il avait été décidé dès 1941, que les candidats juifs ayant réussi avant 1940 pourraient suivre leur scolarité normalement, ce fut son cas. Comme Marcel Lévy, Robert Benichou put recevoir son diplôme d’ingénieur des Mines le 29 août 1942.

L’organisation des études pour les élèves juifs et étrangers à cette époque

A la différence des autres cursus, notamment des autres grandes écoles, nous ne retrouvons pas d’interruption dans la scolarité. La direction avait réalisé un accord avec les sociétés des houillères pour que les élèves aillent travailler au fond de la mine deux fois par semaine, se soustrayant ainsi au Service de Travail Obligatoire : ainsi les élèves de l’école des Mines de Saint Etienne n’ont-ils jamais participé au STO.

En fait il existait deux concours pour la même école, une en zone occupée, l’autre en zone non occupée, soit pour les Mines de Paris, soit pour celle de Saint Etienne. Pour simplifier, dès 1942 le concours fut commun avec celui de l’école des Ponts et Chaussées. Mais c’est à Saint Etienne, comme il a été dit plus haut, que les étudiants des deux écoles des Mines devaient suivre les cours de la première année. De plus, comme le stipule le courrier du directeur de Saint Etienne concernant la rentrée scolaire 1940, l’effectif des élèves devrait s’élever à plus de 200, car les élèves de l’école de Nancy furent répartis entre Paris et Saint Etienne. Il en fut de même pour certains élèves de l’école supérieure d’aéronautique et de quelques Polytechniciens.

Compte tenu des difficultés « historiques » de cette année 1940, l’oral du concours fut purement et simplement supprimé.

Lors du concours 1941 en zone non occupée, il est déclaré par le Directeur de l’Administration Générale, en vertu du quota de 3 % que : « aucun candidat juif ne peut être admis à la rentrée 1941 ». Comme le candidat israélite de la promotion 1942 serait Marcel Levy, si Elie Ezra bénéficiait de son admissibilité, aucun candidat juif ne pourrait se présenter en 1943 !

Il est difficile de comprendre l’arithmétique de l’application de ces 3 % de la Loi du 21 juin 1941 concernant les études supérieures. Mais la logique antisémite du ministre de l’éducation Abel Bonnard est très claire : celle « d’une aryanisation de l’éducation d’une France pure ».

Le plus bel exemple de ce cynisme arithmétique sera le calcul des ratios dans les écoles secondaires et primaires en Algérie, suivant que le calcul se faisait pour l’ensemble des classes ou classe par classe. Dans le deuxième cas, les classes qui ne comprenaient qu’un seul israélite ou pas du tout restaient tel quel, celles qui en possédaient 3 ou 4, c’est-à-dire plus que le ratio, on en éliminait quelques uns. Puis le calcul se faisait initialement par rapport à l’ensemble de la classe, ensuite le ratio était réalisé entre les élèves juifs et les non-juifs, ce qui abaissait encore le numerus clausus. Ces dispositions pour les écoles élémentaires et secondaires ne furent jamais appliquées en métropole.

Dans les listes des « réussis » déclarées par l’école et après l’application de cette même loi par le Ministre, tous les candidats, Kahn, Goldstein ou Bloch avaient disparu de la liste définitive, à l’exception de Marcel Levy qui continua son cursus jusqu’à la fin. Avait-t-il des protections locales de la direction ? Cette hypothèse est tout à fait envisageable.

Dans un autre paragraphe du courrier il est stipulé :

« Que la dérogation présentée par M. Spaier soit acceptée ou ne le soit pas, il n’est pas possible d’admettre un autre élève titulaire, même sous la réserve qu’il entre à l’école seulement en 1943. Procéder ainsi serait en effet créer au profit de ce candidat éventuel le droit que M. Le commissaire Général aux questions juives n’a pas cru possible d’accorder à M. Ezra ».

Qui était donc ce M. Spaier qui se permettait de demander une dérogation pour ce candidat juif ? Un élève de la promotion précédente se nomme Spaier André, mais on voit assez mal un étudiant de première année, lui-même juif, s’adresser directement à l’administration sommitale des questions juives, pour une telle démarche, qui ne fut accordée qu’à de quelques exceptions près à des étrangers, mais jamais pour un israélite ! En revanche, le père d’André Spaier, Albert Spaier avait été un philosophe de renom, professeur de philosophie à l’Université de Caen et dont certaines publications étaient très connues sur le plan international, il fut appelé par certains auteurs anglo-saxons « Le Nietzsche Français ». Mais, décédé en 1934, il ne pouvait pas être l’auteur de la correspondance, le fils se serait-t-il risqué à utiliser la notoriété de son père ?

Pour « Caïn » Bonnard*[1], l’argument ne parut pas décisif. La conclusion du courrier est lapidaire :

« Je vous prie en conséquence de vouloir bien aviser les candidats israélites intéressés que leur admissibilité est annulée et leur rembourser leurs droits d’examen ».

Reprenons le cas Spaier. Tous les Spaier de France semblent dériver de cet Albert, né à Iasi en Moldavie Roumaine en 1883. Il vint en France à la suite d’une bourse lui permettant de poursuivre ses études à Paris et non pas, semble-t-il, pour fuir les pogroms perpétrés alors en Bessarabie. Son fils, André était bien juif, connu comme tel, puisque sa mère, Jeanne Spaier, née Waltz, veuve depuis 1934, était bibliothécaire, travaillant donc pour l’Etat et devait être révoquée en 1941 suivant le premier statut des juifs du 3 octobre 1940. Le fils de Jeanne Spaier possède aujourd’hui un courrier provenant du secrétariat de Xavier Valla, lui permettant de continuer son travail, une sorte de dérogation implicite. Elle prit sa retraite en 1960 comme conservateur de la bibliothèque universitaire de Paris. Son fils André fut bien admis en 1941 comme élève Français, non pas comme juif. Quand les autorités allemandes ou de Vichy venaient à l’école, prévenu par la direction, il était absent. Certainement que Marcel Levy en faisait de même. Si les résultats scolaires d’André Spaier furent médiocres en troisième année, soit en 1944, il est probable que les élèves juifs étaient alors plus souvent au-dehors de l’école qu’à suivre leurs cours.

Nous étions en décembre 1942, le seul candidat israélite sera donc pour cette promotion 42 – 43 Marcel Levy du concours 1939, et, théoriquement, aucun candidat israélite ne devait être reçu en 1941 (voir courrier), et aucun israélite ne devra se présenter au concours suivant, en 1943. Dans les faits, André Spaier était bien juif et fut reçu justement au concours 1941 comme candidat français ! Compte tenu du fait que des élèves aient pu suivre leurs études sous une fausse identité, réalisée par le directeur et son adjoint eux-mêmes, il n’est pas exclu que d’autres candidats juifs se soient glissés subrepticement dans les différentes promotions. Toutefois dans les listes de candidats des concours ultérieurs nous ne retrouvons en effet aucun patronyme évoquant une quelconque judéïté, l’aryanisation des études supérieures suivait son cours.

Tout ce montage administratif semble être passé au-dessus de la tête d’un certain nombre de candidat. En effet, et ce qui peut aussi paraître curieux avec le recul du temps, et sachant aujourd’hui ce qui allait être « la solution finale », c’est la naïveté des candidats qui ont quand même demandé le remboursement de leurs frais d’inscription, fin 1942 et en 1943, en donnant leur adresse (Dardilly, Marseille – annexe 4). En fait ce que nous pouvons aujourd’hui appeler « naïveté », était du ressort de « l’incroyable » à l’époque. Pourtant, déjà, en zone occupée des rafles avaient eu lieu, celle du Vel d’Hiv date du 16 juillet 1942. Le port de l’étoile jaune en territoire occupé est obligatoire depuis le 7 juin 1942, elle ne le fut jamais en zone Sud. Mais pourquoi croire à l’incroyable quand l’incroyable n’est pas encore advenu …

Ces situations furent nombreuses, à n’en pas douter, surtout si nous nous référons à l’ouvrage de Serge Klarsfeld « Le Calendrier de la persécution des juifs en France 1940 – 1944) », qui a lui, la qualité d’être exhaustif.

Ce témoignage relève plus de la micro-histoire (ou de la microchirurgie) que de la grande Histoire. Mais si la méthode ici employée se fait à la loupe, c’est bien à coups de massue que l’Etat vichyssois établit sa politique antisémite. Il faut se souvenir que pour chaque individu, ici les élèves les plus brillants de l’école républicaine, ce fut chaque fois un drame, individuel et collectif, ce que les statistiques ne rendent pas dans ses dimensions humaines, et ce à quoi un relativisme grandissant nous rend indifférents et nous poussent à oublier.

Ces lois antisémites ont toutes été promulguées entre 1920 et 1938 en Hongrie, sous la férule de l’amiral Horthy. Aujourd’hui, dans ce pays, des tentatives de réhabilitations se font jour : il existe une place Horthy, une statue de « l’illustre » a même été proposée, lui, le soi-disant protecteur des juifs de Budapest. Accepterions-nous ici, une place Jérôme Carcopino, voire Philippe Pétain ? Des Elie Ezra pourraient-t-ils à nouveau se faire blackboulés au cours de leur scolarité ? Entre la IIIe République et la IVe il y a eu comme un trou noir qui pourrait, sous une autre forme, avec d’autres exclus de la société à nouveau se remplir.


[1] *Abel Bonnard était ministre de l’Éducation Nationale à cette époque. Trois surnoms lui furent donnés : « Caïn Bonnard », « la Belle Bonnard » pour un dandysme affirmé, et enfin « Abetz Bonnard » pour ses amitiés pour l’ambassadeur d’Allemagne à Paris.

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