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1 jour, 1 texte. Numéro 61 : « Gilbert Cayenne », « Je suis un Métis », Les Cahiers antiracistes, n°6, avril 1944

Pendant la période de l’Occupation, Bernard Lecache, président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), dissoute par les autorités de Vichy, se trouve en Algérie. Jugé indésirable par les nouvelles autorités, il est interné dans différents camps. C’est dans celui de Djelfa, au pied de l’Atlas saharien, à trois cent kilomètres au sud d’Alger, qu’il est libéré au début du mois de décembre 1942, quelques semaines après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Il fonde quelques mois plus tard, à Alger, les Groupes d’études contre le racisme, qui forment un réseau régional (Algérie, Maroc et Tunisie) de personnalités intéressées à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. En novembre 1943 paraît le premier numéro des Cahiers antiracistes. Cinq éditions suivront, proposant des analyses sur ces sujets.

Le texte suivant paraît dans la dernière livraison, en avril 1944, sous la signature de « Gilbert Cayenne », un pseudonyme emprunté par « un intellectuel antillais de haute valeur » (peut-être Raoul Cenac-Thaly, agrégé de physique et président du Comité de la France d’outre-mer ?). Dans ce texte, l’auteur décrit son expérience de métis et exprime le souhait qu’on en arrive « à ne plus considérer l’homme que par l’intérieur ».

« Vous ne me demandez pas pourquoi je suis un métis. Vous ne pouvez pas me le demander. C’est questions-là, on les réserve quand l’hôte est parti. Chacun fait alors son petit Montesquieu : « comment peut-on être si bronzé, ou si noir, ou si chocolat, ou si café-au-lait ? Avez-vous remarqué ses ongles ? Ils ont la marque ». Je viens à vous, CAHIERS ANTIRACISTES, parce je viens dans ma maison, – je ne dis pas mon refuge – et aussi parce que j’ai horreur de tout ce qu’on peut chuchoter dans mon dos de métis. Je viens à votre maison et je vais me mettre le dos au mur, pour voir d’où viennent les coups.

Vous ne me demandez pas pourquoi je suis métis, mais vous avez été intéressé quand je vous ai dit que j’étais né à Fort-de-France. L’un d’entre vous, je m’y attendais, m’a dit qu’il aimait beaucoup le « punch », notre rhum blanc. On me dit toujours de ces choses. Elles m’attendrissent et elles m’agacent. (…)

J’étais de la LICA ou plutôt du « Rassemblement Mondial contre le Racisme ». (…) J’en faisais partie pour la raison que j’étais métis, très exactement quarteron. Ce qui me détermina, ce ne fut pas ma conscience mais mon instinct. Je passais pour un homme instruit. Par conséquent, il ne me semblait pas que j’eusse besoin de me protéger contre la douleur de ma peau. Il fallut que, dans un métro, l’on m’expédiât sur un cocotier, pour gauler des noix de coco, pour que j’acceptasse l’irrémédiable : on ne voulait pas que je fusse comme les autres. Donc, singularisons-nous !

(…) On est raciste quand on est antijuif. On ne l’est pas moins quand, sans se déclarer antinègre, l’on s’écarte de gens comme moi, l’on dresse discrètement un mur invisible entre les autres et moi. On ne se dit pas antinègre : cela n’entre pas dans les habitudes européennes (sauf en Europe boche). On l’est par maintes attitudes, par maints silences, par maintes contraintes de langage ou d’expression. Bien entendu, il n’est pas possible – et peut-être pas souhaitable – de tenter d’abolir ou même de prévenir les préventions inconscientes, instinctives, des racistes inconscients ou instinctifs.

(…) Je suis enfermé dans ma peau de métis comme dans une armure très pesante. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais m’en défaire. Elle est une chance d’irréductibilité. Ou bien l’on a honte. Ou bien l’on est fier. Le plus simple serait qu’il n’y eut ni honte, ni fierté, qu’on en arrivât à ne plus considérer l’homme que par l’intérieur, qu’on n’ait plus à ce point la peur de découvrir l’âme derrière la peau.
C’est un gros travail. Je m’y attelle, moi aussi, Lecache, et je vous vois, de loin, comme vous étiez à Paris, un peu rageur et obstiné, votre lutte étant plus contre la mauvaise honte des uns que contre la basse fatuité des autres. Nous avons aimé des « Aryennes », et des « Aryennes » nous ont aimés. Que d’étincelants hommages ces amours ont rendu à la pureté de notre commune origine, pouvons-nous l’oublier ? Mais Vénus ou la Vierge gardent toutes les séductions sous toutes les formes où elles furent sculptées. Âme et chair, ébène ou ivoire, blanc ou noir, cela se tient. »

Agissons ensemble !

Le DDV, revue universaliste

N°689 – Le DDV • Désordre informationnel : Une menace pour la démocratie – Automne 2023 – 100 pages

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