Alfred Métraux est un anthropologue né à Lausanne le 5 novembre 1902. Diplômé de l’École des langues orientales, docteur ès Lettres de la Sorbonne, il crée en 1928 l’Institut d’ethnologie de l’université nationale de Tucumán en Argentine. Il accomplit de nombreuses recherches de terrain sur les indiens d’Amérique latine. En 1934-1935, il participe à une Mission ethnologique française à l’Île de Pâques où il recueille les souvenirs des Pasquans les plus âgés sur la civilisation de leurs ancêtres.
Il enseigne aux États-Unis lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Il prend la nationalité américaine en 1941. En 1946, il est nommé responsable de la recherche du département des affaires économiques et sociales de l’ONU, à New York. Il regagne la France pour s’y installer en tant que fonctionnaire de l’UNESCO. Il dirige entre 1948 et 1950 une enquête à Haïti qui donnera lieu à la publication de son livre Le Vaudou haïtien (1958). À l’UNESCO, il est à la tête d’un programme qui donne lieu à une série de publications destinées à invalider les doctrines racistes. Ce projet pluridisciplinaire conduira à l’élaboration de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965). Entre 1959 et 1963, il est professeur d’ethnologie de l’Amérique du Sud à l’École pratique des Hautes études (VIe section). Il se suicide le 11 avril 1963.
Proche de la LICA, Alfred Métraux faisait partie du jury de son prix antiraciste, fondé en 1956. Dans cet article publié dans Le Droit de Vivre en mars 1952, l’ethnologue dénonce l’inanité du racisme en séparant catégoriquement les faits de civilisation des faits biologiques.
« Le racisme est une des manifestations les plus troublantes de la vaste évolution qui se produit dans le monde. Au moment où notre civilisation industrielle pénètre sur tous les points de la terre, arrachent les hommes de toutes couleurs à leurs plus anciennes traditions, une doctrine, à caractère faussement scientifique, est invoquée pour refuser à ces mêmes hommes, privés de leur héritage culturel, une participation entière aux avantages de la civilisation qui leur est imposée.
Il existe donc, au sein de notre civilisation, une contradiction fatale : d’une part, elle souhaite ou elle exige l’assimilation des autres cultures à des valeurs auxquelles elle attribue une perfection indiscutable, et, d’autre part, elle ne se résout pas à admettre que les deux tiers de l’humanité soient capables d’atteindre le but qu’elle leur propose. Par une étrange ironie, les victimes les plus douloureuses de ce dogme racial sont précisément les individus qui, par leur intelligence ou leur éducation, témoignent de sa fausseté.
Depuis près d’un siècle, les anthropologues dignes de ce nom insistent sur le caractère purement conventionnel des traits choisis pour classer l’espèce humaine, mais ils ont beau assurer qu’il n’existe pas de race pure, que les différences entre races sont d’ordre biologique et, probablement, n’affectent pas le caractère ou les facultés mentales, et que, du point de vue anthropologique, l’espèce humaine est une, leur voix s’élève en vain.
Combien de personnes cultivées, intelligentes et humaines, croient en toute bonne foi que les Nègres héritent en naissant d’une nature exubérante et enfantine et offrent, dès le berceau, des prédispositions au rythme et à la danse ? Combien d’autres, s’imaginant être purs de tout racisme, attribuent aux Juifs des prédispositions intellectuelles supérieures, à celles des membres de la communauté chrétienne ? Ces propos entendus chaque jour sont significatifs. Ils attestent que le « racisme », c’est-à-dire la croyance que des groupes ethniques sont doués de vertus ou de défauts innés, transmissibles par hérédité, fait partie de ces erreurs courantes qui, faute d’être battues en brèche, prennent force de vérités premières.
La confusion dont s’alimente le préjugé de race vient de la difficulté éprouvée par la majorité des hommes à faire une séparation nette entre faits de civilisation ou de culture, d’une part, et faits biologiques, de l’autre.
L’intensité des préjugés raciaux ne diminuera que lorsque le public aura reconnu que c’est le milieu culturel et non pas l’hérédité biologique qui est responsable des différences très réelles qui séparent les sociétés humaines. L’influence de la culture sur l’individu est à la fois si subtile et si forte, et elle commence de si bonne heure, quelle risque d’être confondue avec les manifestations de l’instinct. Même dans, le fonctionnement de l’intelligence, le facteur culturel joue un rôle prépondérant. Les membres d’un groupe pauvre, isolé, sans stimulations extérieures, peuvent facilement passer pour des êtres congénitalement incapables, alors que l’atmosphère plus propice d’un autre environnement moral et économique, même éphémère, donnera l’impression d’une prolifération de génies due à des aptitudes innées.
(…) Expliquer l’histoire par la race est une des pires aberrations de l’esprit humain.
(…) Le préjugé racial est un phénomène culturel, soumis comme tous les autres à des changements, des évolutions et des modes. Dans l’antipathie ressentie par les membres d’un groupe ethnique pour ceux d’un autre, il n’y a rien d’héréditaire ou même de spontané. Des observations faites sur le comportement des enfants indiquent très nettement qu’ils n’expriment de l’aversion pour des gens d’autre couleur que sous l’influence familiale. Les millions de métis qui peuplent la terre sont un vivant témoignage qu’au contraire il semblerait exister une attirance particulière entre races différentes. Les rapports interraciaux sont généralement guidés par la tradition culturelle. L’histoire est là pour nous montrer que celle-ci a beaucoup varié au cours des siècles.
Le racisme est un mythe nouveau. Son existence ne remonte guère à plus de deux ou trois siècles. Avant l’expansion coloniale des puissances européennes, les hommes se méprisaient ou se haïssaient pour des différences culturelles ou religieuses, mais ne prétendaient pas être supérieurs ou inférieurs les uns aux autres du fait de leur couleur ou de la forme de leur crâne ou de leur nez. Moralement, l’esclavage a été aussi néfaste aux blancs qu’aux noirs. C’est lui qui a fait de la couleur de la peau et d’autres traits physiques, des stigmates indélébiles.
(…) La barbarie de notre temps est plus féroce et plus absurde que celle du soi-disant « âge de l’obscurantisme ». Car le préjugé racial est un mythe, le plus bête et le moins poétique que l’imagination des hommes ait jamais conçu. Sa floraison au XXe siècle sera sans doute considérée par l’humanité future, si elle survit à la grande révolution de notre époque, comme un des épisodes les plus honteux de sa longue histoire.