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1 jour, 1 texte. Numéro 70 / René Maran, « Emmett Till ou les États désunis », Le Droit de Vivre, décembre 1955

René Maran est né à Fort-de-France (Martinique) le 5 novembre 1887. Alors que son père est nommé à un poste dans l’administration coloniale en Afrique équatoriale française, il est placé en pension en métropole. Il fréquente les lycées de Talence et de Bordeaux, où il se noue d’amitié avec Félix Éboué. Il commence à écrire dans une revue littéraire, Le Beffroi. Il devient lui-même administrateur d’outre-mer et rejoint l’Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine) en 1912. Son expérience sur place lui inspire le cadre de son roman Batouala, publié en mai 1921, qui lui vaut le prix Goncourt. Racontant la vie d’un village africain, il est le premier livre d’un écrivain noir à recevoir un prix littéraire de renom en France. Sa préface, très critique à l’égard des excès du colonialisme, sans toutefois remettre fondamentalement en cause la colonisation, fait scandale. Il met par la suite un terme à sa carrière coloniale pour se consacrer au journalisme et à la littérature.

Son œuvre romanesque est inspirée par l’Afrique. Il est par ailleurs un écrivain animalier. Très attaché à la France, il rédige aussi des biographies, comme celles de Savorgnan de Brazza ou de Félix Éboué. Souvent considéré comme un précurseur de la négritude, il se montra pourtant très critique à l’égard de ce courant. René Maran est mort le 9 mai 1960.

Il a donné plusieurs textes au Droit de Vivre, organe de la LICA, et a fait partie du jury du prix antiraciste de l’association, dès sa création en 1956. Dans l’article qui suit, il évoque le dégoût que lui inspire la ségrégation aux États-Unis et l’affaire Emmett Till, cet adolescent de 14 ans kidnappé et massacré par deux hommes blancs, acquittés par deux fois.

Les États-Unis répondent fort bien à la définition que Mirabeau donnait de la France, au seul de la Révolution de 1789. Elle n’est, disait-il, qu’une « agrégation inconstituée de pays désunis ». Est-ce pour cette raison que M. Vladimir Pozner a intitulé « Les États déunis » un de ses ouvrages ?

Ils méritent, en tout cas, d’être appelés ainsi. L’obscure clarté qui tombe de l’affaire

Emmett Till, le prouve.

Est-il besoin de la rappeler ?

Faisons-le pour les gens à mémoire courte. Un jeune noir de 14 ans vient passer ses vacances scolaires dans un petit village de l’État du Mississipi. Trouvant jolie une commerçante « yankee » de 21 ans, il siffle d’admiration sur son passage.

Il a commis, ce faisant, le pire des crimes : celui de lèse-race.

Notre prude s’empresse de saisir son mari de l’incident. Ce dernier juge aussitôt que l’honneur de la race blanche est en péril. Il se rend de nuit, en compagnie de son demi-frère au logis où Emmett dort du sommeil de l’innocence.

On le « kidnappe », sous les yeux de son vieil oncle. Et peut-être n’aurait-on jamais plus rien su de ce qu’il était devenu, si l’on n’avait retrouvé, une quinzaine de jours plus tard, son cadavre empêtré dans les herbes boueuses d’une rivière proche du petit village d’où il avait brusquement disparu sans laisser de trace.

On sait la suite. Plaintes. Enquêtes. Le procès des présumés coupables est ouvert dans l’euphorie. Tout les accuse d’être les auteurs eu meurtre. Ils n’avouent que le « kidnapping ». Ce qui s’est passé après ? Ils l’ignorent. Et voilà que leursjuges, malgré la déposition de la maman d’Emmett Till, qui affirme que ce mort est son fils, et celle de quelques autrestémoins, déclarent qu’il est douteux que ce soit lui. En foi de quoi, on en était sûr, du reste, dès l’ouverture des débats,les deux accusés blancs sont purement et simplement acquittés.

À cette parodie de justice ressortissant à la plus basse bouffonnerie, à cette « beffa » tragique a succédé un mois plus tard, un second procès qui serait celui de la scurrilité humoristique, et son triomphe si l’on n’y respirait trop le meurtre impuni, le racisme imbécile et la haine.

Tout comme le premier, ce second procès, celui du « kidnapping », s’est terminé par un double acquittement. Ainsi la loi du Sud a-t-elle été respectée. Beaucoup d’eau coulera dans ce « Meschacébé » chanté par Chateaubriand, avant qu’un « Jim Crow » y soit traité en homme.

On ne lui reconnait qu’un seul droit : celui d’être le serviteur des serviteurs. Prêtre, l’église qu’il dessert est mise à l’index par le Ku Klux Klan et ses innombrables adeptes. Intellectuel de haut rang, on le classe d’office parmi les communistes.

Un nègre n’est, au fond, pour les Sudistes, qu’une espèce de chien vertical à peau noire, indigne de toute commisération. On peut donc le lyncher à propos de rien, pour n’importe quoi.

Pour « langage incendiaire », par exemple, pour « impopularité », pour « tromperie à l’égard d’une femme », pour « réussite matérielle trop grande pour un nègre », ou encore pour « avoir déposé en justice contre un blanc », pour « avoir levé la main sur lui », et, enfin, c’est là le comble, pour « avoir été acquitté ».

Ces renseignements et ces précisions figurent dans « Frère noir », ouvrage que Mme Magdeleine Paz a fait paraître en 1930. Qui l’a lu et médité n’éprouve aucun étonnement à constater que le Sud, le « dur » Sud de 1955 ressemble au Sud, au « dur » Sud né de la Guerre de Sécession. Pas de justice pour l’homme de couleur, pas de pitié pour lui non plus. On peut le tuer avec tranquillité, comme on tu un chien ou comme on écrase un moustique. Personne n’a rien à voir dans ce nettoyage hygiénique, pas même la Cour Suprême des

États-Unis.

Chacun des quarante-huit États qui les composent a des lois qui lui sont propres, dont certaines jurent avec les plus élémentaires lois divines et humaines. La plupart des États du Sud appartiennent à cette catégorie-là. Voilà pourquoi les juges du Tribunal de Sumner, dans l’Etat du Mississipi, ont acquitté sans remords les assassins du jeune Emmett Till dont la boite crânienne avait été fracassée par une balle de revolver tirée dans l’oreille, et le corps découvert dans la rivière Tallahatchie.

États-Unis ? états Désunis plutôt, puisque les mêmes lois n’y sont pas partout en vigueur. »

Agissons ensemble !

Le DDV, revue universaliste

N°689 – Le DDV • Désordre informationnel : Une menace pour la démocratie – Automne 2023 – 100 pages

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