Actualités29e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda - Discours

29e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda – Discours

Discours d’Alain David, délégué à la CNCDH, prononcé lors de la 29e commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda.

“Monsieur le Directeur de l’Office National des Combattants et des Victimes de Guerre, cher Monsieur Dupuis, Mesdames et Messieurs,

Le 7 avril 1994, voici donc 29 ans, à la suite de l’attentat de la veille au soir contre l’avion qui transportait les présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda, et Cyprien Niaryamira du Burundi, débutait à Kigali, et à l’échelle de tout un  pays, un effroyable pogrom. Une horrible chasse à l’homme qui conduisit probablement dès la fin du mois à quelque 700000 morts et qui se solda deux mois plus tard, à la fin de juin, au moment où la France engageait l’opération Turquoise, par un bilan  estimé aujourd’hui à plus d’un million de victimes. Un million, en 100 jours, le génocide le plus meurtrier de l’histoire ! 

Ce sont là des chiffres. Mais il  faut, lorsqu’on les énonce, se représenter, imaginer ;  il faut savoir, aussi, en consultant les travaux des historiens, en lisant les reportages, les témoignages des survivants, les rapports – le rapport Duclert – ce que ces chiffres recouvrent : des cadavres, un processus d’extermination attisé depuis des années par une propagande incessante – la tristement célèbre radio-télévision libre des Mille Collines (la RTLM), ou la revue Kangura dans laquelle, 5 années durant, des intellectuels avaient expliqué à longueur de pages  pourquoi il était nécessaire d’éradiquer ceux qu’ils présentaient comme le péril : le péril Tutsi – les Tutsi, soit  les inyenzi, les cafards. La haine fut ainsi diffusée comme une évidence, partout, s’installant dans l’intimité des familles, séparant les couples, le conjoint livrant le conjoint à la machette des  tueurs, dénonçant ses parents, ses enfants, sa famille. Processus d’extermination, on ne le dit pas assez, pour lequel la mort devint un banal accident collatéral, une délivrance souvent achetée chèrement par une victime implorant d’être tuée d’une balle, le but ultime des tueurs n’étant pourtant pas la mort mais  la soumission dans une souffrance sans fin, la souffrance sans limites des corps voués à expier – tendons coupés, mutilés par les machettes et abandonnés agonisants sur des tas d’immondices – le crime d’être né, avait dit Frossard, en l’occurrence le crime d’être né Tutsi.

Comme tel ce génocide a une signification unique à laquelle les historiens, les penseurs du politique ont, auront à s’exprimer, nouvelle situation de l’humanité, pour laquelle la mort n’est pas le dernier mot, et à propos de quoi on a pu inventer  (le philosophe Michel Foucault dés 1976) le terme  de biopouvoir

Ce génocide est ainsi pour nous aujourd’hui, presque trente ans après, devenu un signal qu’il serait impardonnable de ne pas scruter et interroger dans l’infinie énigme de son horreur ; et dont il serait également  impardonnable de ne pas tirer des leçons  : ceci parce que, notait le penseur David Rousset en sortant des camps, “l’homme normal ne sait pas que tout est possible », ou encore, selon le mot de Raymond Aron, parce qu’il est très difficile de savoir que « l’histoire est tragique » :  alors que nous vivons, probablement, comme le supposait de  son côté récemment le président de la République, « le retour du tragique » ; et que, au moment où  l’on vient de mettre en  place un nouveau plan contre le racisme et l’antisémitisme, nous n’en finissons pas d’apprendre, dans l’étonnement et la douleur, que des mots qui se glissent, apparemment inoffensifs et anodins, dans le quotidien, peuvent servir d’incitation  et de caution à l’avénement de l’inexorable (tels  ceux, effectivement,  dans les années qui précédèrent  le génocide, de la RTLM et de Kangura).

(A cet égard, je voudrais, dans une parenthèse de cette cérémonie,  encore soumettre une question à  notre réflexion collective,  la Licra n’a cessé depuis de longues années de se demander s’il est approprié de jauger les mots du racisme et de l’antisémitisme à l’aide seulement de la  loi de 1881 sur la presse, dont l’objet était de préserver la liberté d’expression. Le racisme, l’antisémitisme, dont l’horizon ultime est le génocide, relèvent-ils d’une loi sur la liberté d’expression ? Débat !)

Le retour du tragique : c’est également à l’instant présent celui  où la Russie envahit l’Ukraine, accumulant les crimes de guerre et commettant sans doute ce que beaucoup appellent déjà  un crime contre l’humanité (son président étant aujourd’hui accusé par la Cour pénale internationale) la Russie déportant les adultes et les enfants, violant, torturant et assassinant, sur un fond de propagande à base d’homophobie, d’antisémitisme, de haine de l’Europe et de l’Occident.

Pourtant – je voudrais écarter un malentendu –  l’Europe, l’Occident, ne font pas en l’occurrence, comme certains les en accusent, que décliner les mots d’un inexcusable ethnocentrisme, ils sont également les marqueurs d’une haute ambition qui se nomme « la Démocratie », « les Droits de l’Homme », le respect de l’Autre,  tout ce au nom de quoi, au nom de quoi seulement,  les cultures peuvent à juste titre protester contre l’ethnocentrisme. Des mots qui donc se prononcent Démocratie,  dignité, respect de l’Autre : des mots de l’Occident, certes, mais sans la référence desquels les cultures, dans leur  revendication même, seraient non seulement dés-occidentalisées mais également dés-orientées. Le Rwanda, comme l’Ukraine à cet égard, sont, dans la clameur qui les entoure, quelque chose de l’Occident, un débat mondial parce que humain, débat que dans ce qu’elle a de moins ethnocentrique, dans son renoncement à toute velléité d’ethnocentrisme l’Europe porte,  le débat des Droits de l’Homme. 

Monsieur le Directeur,  Mesdames et Messieurs, le 27 janvier 2017 François Rebsamen, maire de Dijon, a présidé la cérémonie  d’inauguration de la présente stèle devant laquelle nous sommes aujourd’hui rassemblés, et dont, donnant suite à la demande de la Licra, il avait souhaité l’érection : stèle «pour la paix, pour la mémoire des victimes des guerres, des crimes contre l’humanité et des génocides ». Eh bien nous y sommes, à nouveau. Le 7 avril 1994 le XXème siècle se concluait avec un  génocide. Le XXI ème siècle n’échappe pas à ce qui signifie pour l’humanité moderne non simplement un événement exceptionnellement dramatique,  accidentant le quotidien, mais l’improbable découverte que rien de notre quotidien n’est assuré, pas même au milieu de nos appartenances multiples  la certitude de ce que l’on considérait comme le « propre de l’homme » et par quoi  l’on pensait pouvoir  définir  notre humanité.

Je propose donc de dire aujourd’hui avec la Licra que nous sommes ici réunis, dans le souvenir de ce qui est arrivé, pour marquer que nous continuerons pour le passé, pour le présent et pour  l’avenir, quoi qu’il en soit des périls nouveaux (ceux liés à la modernité, au biopouvoir disais-je) à revendiquer notre appartenance à l’humanité.”

Alain David, délégué à la CNCDH

Agissons ensemble !

Le DDV, revue universaliste

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