ActualitésAnalyseLa crise de l’humanité européenne et la philosophie, par Alain David

La crise de l’humanité européenne et la philosophie, par Alain David

La crise de l’humanité européenne et la philosophie

Ce titre est celui d’une conférence faite à Vienne par Edmund Husserl, en 1935, Husserl le créateur d’un courant de philosophie décisif, la phénoménologie ; Husserl aussi le maître de Levinas qui suivit son séminaire à Fribourg-en-Brisgau en 1928 ; Husserl, juif converti au protestantisme, qui en 1935 était à la fin de sa vie (il mourra en 1938) à la retraite mais chassé de sa position de professeur par les nazis ; Husserl encore, le maître de Heidegger.

1) La phénoménologie

Sans entrer dans des détails techniques d’une pensée qui en est surchargée, mais seulement pour rendre accessible une thèse extrêmement originale et novatrice et qui aide beaucoup à penser ce que représente dans le désarroi intellectuel et moral que traverse notre époque, l’idée qu’incarne le mot Europe (cela avant une université de la Licra où la référence à l’Europe devrait jouer un rôle, et au moment où de tous côtés le populisme et le fondamentalisme semblent mettre en péril l’idée européenne) je voudrais préciser quelques points.

Le mot d’ordre de la phénoménologie est le suivant : zurück zu den Sachen selbst, retour aux choses mêmes. Les choses mêmes cela veut dire les choses prises dans leur présence, c’est-à-dire aussi dans leur apparaître : d’où le mot « phénoménologie » de deux mots grecs qui signifient apparaître (phainesthai) et « langage, raison » (logos). La phénoménologie associe la raison à l’apparaître du réel, et précise Husserl à la manière dont il apparaît. Par exemple la lune (ou une orange) apparaît en montrant une face d’elle-même et en en cachant une autre. Elle apparaît avec des éléments cachés, des « horizons », qui peuvent être internes (sa face cachée), et des horizons externes (le ciel sur le fond duquel elle apparaît, le soleil, les étoiles etc – ou pour l’orange le plat sur lequel elle se trouve et qui n’est pas explicitement visé quand on regarde l’orange mais qu’on voit du coin de l’oeil, la table sur laquelle se trouve le plat, la pièce dans laquelle se trouve la table, le bâtiment qui contient la pièce, la ville etc.). La manière dont se montre une chose, avec ses horizons appartient à sa réalité (un exemple de Levinas à quelques étudiants dont j’étais, voyant qu’on ne comprenait rien à un texte de Husserl qu’il commentait : « la phénoménologie, c’est facile, c’est quand on mange la soupe avec une cuillère, la viande avec un couteau et une fourchette. Car si on mangeait la soupe avec un couteau et une fourchette, ce ne serait pas de la soupe mais de la viande » : autrement dit le couteau et la fourchette ne sont pas des objets extérieurs à la viande, ils définissent la manière dont elle est présente. Il est bien d’autres manières dont elle serait présente, mais qui détermineraient une tout autre réalité de la viande – par ex l’animal vivant, l’autre qu’est en fin de compte l’animal familier, présent dans le lien noué avec lui – « s’il te plaît apprivoise-moi » dit le renard du Petit Prince – que dans cette modalité de la présence qui est devenu le lien spécial qui me lie à cet animal, je ne saurais imaginer en « viande ». Ou encore, pour prendre un exemple husserlien, la matière qui, pour être connue, fût-ce par Dieu, requiert le laboratoire : Dieu devrait pour connaître la matière mettre lui aussi, comme n’importe quel laborantin, une blouse blanche, laquelle appartient au mode d’être, c’est-à-dire d’apparaître, de la matière.

2) La Grèce et l’Europe

Parmi toutes les réalités dont s’occupe traditionnellement la philosophie il y a de façon centrale la vérité. Traditionnellement le thème de la vérité est considéré comme inconditionnel, et condition lui-même de toute autre détermination, spatiale et temporelle. Pour Husserl la vérité comme n’importe quel autre objet est à considérer selon les conditions réelles de sa donation, c’est-à-dire  à la fois comme la signification d’une pensée s’affirmant dans son aspiration à l’universel, et  aussi comme pouvant ne pas avoir été. Que la parole humaine soit définie par l’universel, cela la  caractérise  comme logos ou raison, mais qu’elle ait pu ne pas se déterminer ainsi lui confère la contingence d’un événement particulier. Un jour dans l’humanité la vérité devient thème et préoccupation, l’humanité arrive en cela à elle-même, et c’est l’événement grec, l’événement  du surgissement grec. Le souci de vérité aurait pu ne pas être. La Grèce est ainsi tout autre chose qu’une entité géographique ou historique ou politique, elle est le nom particulier d’une humanité vouée à l’universalité, dont la présence à elle-même prend la valeur de l’aspiration à l’universel, indépendamment de ses besoins, ou de n’importe quelle particularité. Que l’humanité soit grecque signifie qu’au-delà de toute autre considération – les besoins, les croyances etc… y compris le rapport à la mort – elle est définie par le logos en tant que raison et aspiration à la vérité. Un individu n’est pas grec simplement parce qu’il serait d’Athènes, il l’est dans le souci de vérité qui le définit. Dès lors n’importe qui, interpellé par le même souci de vérité, fût-il chinois, esquimau ou tzigane (ce qu’il est vrai ne dit pas Husserl, pris ici par les préjugés de son temps, et à qui des restrictions que sa pensée ne demandait pas lui vaudront quelques critiques faciles et immédiates, j’y reviens), ou  même marsien, est grec. Sa particularité grecque est qu’il est éveillé à la question de la vérité, alors qu’il aurait pu ne pas l’être – que sa parole aurait pu n’être qu’un bruit porteur de toutes les dimensions de l’instant, mais privée du rapport à l’universel – ce que les Grecs d’ailleurs nommaient « barbare », ce mot désignant le borborygme qu’émettent ceux dont la langue ne porte pas de sens digne de ce nom.

Voilà donc la particularité grecque, elle est la particularité spéciale inhérente à l’universel, et par conséquent la particularité humaine. Un autre particularisme surgit immédiatement : il appartient  au « ceci grec », qui aurait pu ne pas advenir, de pouvoir disparaître. L’Europe est le nom de ce second particularisme. La Grèce, l’humanité vouée à l’universel et se définissant par cette orientation (Husserl dit « ce télos » ce but, cette fin) peut disparaître, ne plus se référer à sa finalité propre. L’Europe est donc à son tour l’unité d’une nécessité et d’une contingence, le nom de ce nouveau surgissement, celui d’une humanité en charge d’un héritage fragile qui à tout instant risque de s’abîmer dans le néant. Elle n’est pas l’excroissance géologique  du continent asiatique mais le long récit de la manière dont l’humanité se confronte à elle-même, le devoir de ne pas  perdre l’héritage grec, la crise permanente que représente la possibilité toujours  ouverte de cette perte. A cet égard la conclusion de la conférence de Husserl :

« Le plus grand danger qui menace l’Europe est la lassitude. Combattons ce péril des périls en bons Européens animés de ce courage que même un combat infini n’effraie pas. Alors de la flamme destructrice de l’incrédulité, du feu où se consume tout espoir en la mission humaine de l’Occident, des cendres de la pesante lassitude, ressuscitera le Phénix d’une nouvelle intériorité vivante, d’une nouvelle spiritualité, ce sera pour les hommes le gage secret d’un grand et durable avenir, car seul l’Esprit est immortel. »

3) L’Europe au-delà de Husserl

On a pu reprocher au moins deux choses à ce texte, d’un lyrisme inhabituel chez Husserl, et qui confère à l’Europe la dignité d’un absolu philosophique. D’une part écrit en pleine tourmente nazie, Husserl semble tragiquement  ne pas prendre la mesure de ce qui arrive autour de lui. Un monde s’écroule et il se perd dans des abstractions sur la raison. D’autre part plus de 80 ans après ce texte, après la décolonisation, à l’époque de la mondialisation n’a-t-il pas de fâcheux relents d’ethnocentrisme (d’autant que par quelques méchantes remarques sur les Tziganes ou les Esquimaux Husserl prête effectivement le flanc à cette critique) ?

Quant à la première critique on plaidera que l’on n’a pas fini de s’interroger sur la nature de la crise de l’Universel qui entre 1933 et 1945 a pris l’aspect extrême du nazisme. En avons-nous fini avec cette crise ? Rien ne le dit, au contraire, et rien ne dit donc que l’analyse de Husserl en apparence si loin des faits, n’aille pas au contraire à la racine de ce qui est à penser.

Quant à la seconde critique, le reproche d’ethnocentrisme, je renvoie à un extraordinaire texte de Levinas, paru en 1972 alors qu’on était à l’époque où avec l’essor du structuralisme et de la décolonisation (avec l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss) la question de l’ethnocentrisme était devenue centrale.

Levinas écrit ceci :

« L’émancipation des esprits peut fournir le prétexte à l’exploitation et à la violence. Il fallait que la philosophie dénonçât l’équivoque, montre les significations pointant à l’horizon des cultures et l’excellence même de la culture occidentale, comme culturellement et historiquement conditionnée. Il fallait que la philosophie rejoignît ainsi l’ethnologie contemporaine. Voilà le platonisme vaincu. Mais il est vaincu au nom de la générosité même de la pensée occidentale qui, apercevant l’homme abstrait dans les hommes, a proclamé la valeur absolue de la personne et a englobé dans le respect qu’elle lui porte jusqu’aux cultures où ces personnes se tiennent et où elles s’expriment. Le platonisme est vaincu grâce aux moyens mêmes qu’a fournis la pensée universelle issue de Platon, cette décriée civilisation occidentale et qui a su comprendre les cultures particulières, lesquelles n’ont jamais rien compris à elles-mêmes. Mais la sarabande des  cultures innombrables et équivalentes, chacune se justifiant dans son propre contexte, crée un monde certes dés-occidentalisé mais aussi un monde désorienté. Apercevoir à la signification une situation qui précède la culture, apercevoir le langage à partir de la révélation de l’Autre – qui est en même temps la naissance de la morale – dans le regard de l’homme visant un homme

précisément comme homme abstrait, dégagé de toute culture, dans la nudité de son visage – c’est revenir d’une façon nouvelle au platonisme. C’est aussi permettre de juger les civilisations à partir de l’éthique. La signification – l’intelligible – consiste pour l’être à se montrer dans sa simplicité non-historique, dans sa nudité absolument inqualifiable et irréductible, à exister « avant » l’histoire et « avant » la culture. (…) Ni les choses, ni le monde perçu, ni le monde scientifique ne permettent de rejoindre les normes de l’absolu. Oeuvres culturelles ils sont baignés par l’histoire. Mais les normes de la morale ne sont pas embarquées dans l’histoire et dans la culture. Elles ne sont même pas des îlots qui en émergent car ils rendent possible toute signification, même culturelle et permettent de juger les Cultures. » (L’Humanisme de l’Autre Homme)

Que signifie cette réponse assez sidérante de Levinas ? Je la paraphrase un instant : l’accusation d’ethnocentrisme procède de la protestation des cultures revendiquant chacune pour elle-même la reconnaissance de sa dignité. Mais objecte Levinas cette prétention à la dignité est justement cela qui définit l’esprit européen. Protester contre les violences de la colonisation et de l’ethnocentrisme c’est par un  tour supplémentaire de la réflexion être européen, jusque dans l’idiome et le folklore de la culture en cause, rendre justice à ce que porte l’Europe au meilleur d’elle-même, offrir aux individus la chance de ne pas s’enfoncer simplement dans leurs cultures respectives (au passage c’est ce que dans l’idiome français actuel on nomme « laïcité » – la laïcité étant non pas la coexistence des cultures mais le fait de ne pas être défini par ses appartenances culturelles), pour faire apparaître l’idée d’un homme universel, l’universalité signifiant la responsabilité pour l’Autre.

Conclusion

Dans le contexte de la mondialisation, c’est-à-dire à la fois de la disparition des ressources identitaires du sujet traditionnel de l’humanisme – d’une part abrasé aujourd’hui  par beaucoup de choses, par exemple par le numérique, d’autre part récusé et renvoyé à son identité supposée et racisée de sujet occidental blanc – et des replis identitaires multiples et de la valorisation des cultures particulières, l’Europe ne représente pas une appartenance culturelle parmi d’autres, elle est si l’on en croit Husserl – ou même en prolongeant son propos avec Levinas – l’expression radicale (selon donc un sens de la radicalité plus convaincant et plus digne que celui des replis identitaires, et pas sans rapport avec l’antique question du tétragramme) d’une transcendance. L’humanité est européenne, ouverte quoi qu’il en soit de l’histoire ou de la multiplicité des histoires, des cultures, des sociologies ou des économies, à l’extériorité  de l’Autre. En cela, quoi qu’il en soit de la formidable réduction à l’immanence qui est désormais le paysage où gesticulent les hommes du XXIème siècle,  quoi qu’il en soit des soubresauts qui sont autant d’effets de cette immanence, l’Europe  est le registre, avec l’hypothèse jamais démontrable, mais toujours et partout à postuler, de cette extériorité, du caractère humain, dans tous les idiomes, en-deçà ou par-delà les cultures.

Agissons ensemble !

Le DDV, revue universaliste

N°689 – Le DDV • Désordre informationnel : Une menace pour la démocratie – Automne 2023 – 100 pages

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