CHAPITRE II
Qu’en fut-il dans les autres Grandes Ecoles ?
Le régime discriminatoire s’appliquera à toutes les écoles, aux universités et institutions de l’enseignement supérieur. Lorsque les candidats étaient étranger ou de père non Français et subissaient des discriminations qui nous paraissent aujourd’hui intolérables, l’Ecole Normale Supérieure (ENS) tentait d’améliorer leurs sorts et des dérogations purent en nombre non négligeable permettre à certains élèves de suivre leur cursus scolaire et ainsi obtenir leur agrégation. Pour les candidats juifs il en fut tout autrement. Suivant les écoles (X, l’ENS, les Mines, les Ponts et Chaussées) l’application des textes fut assez dissemblable.
En effet, à L’ENS, le but final était l’agrégation, qui ouvrait à une carrière d’enseignement et de recherche dans la fonction publique. Or la Loi du 3 octobre 1940 écarte les Israélites de la fonction publique. Très rapidement le concours leur sera fermé. Pour les candidats juifs reçus avant 1940, ils purent continuer leur cursus, mais furent en même temps interdits d’agrégation dès février 1941, comme les étrangers devenus Français après 1927. A l’ENS pour l’année 1940-1941 on pouvait compter 8 étudiants israélites dans ce cas : 6 garçons et 2 filles. 7 de ces candidats se réfugièrent alors en zone libre, seule Geneviève Bass resta à Paris.
Les étrangers, par le décret du 11 juillet 1941, réussissant le concours se retrouveront dans la liste « bis » et devaient toucher une bourse de licence à l’université, rejoignant par leur statut les premiers « normaux » collés. Il n’y aura qu’une exception en 1941, dont le père était Belge, et avait réussit le concours à 19 ans. Il devint auditeur libre dans un premier temps, et il put passer et réussir l’agrégation.
La Loi du 3 avril 1941 ne permet de se présenter à l’agrégation qu’aux Français purs. Mais le statut des juifs est beaucoup plus strict et n’admettra plus de dérogations sous l’impulsion du ministre de l’Education et de la jeunesse, Abel Bonnard.
En septembre 1941 il n’y a plus que 6 étudiants juifs à l’ENS de la rue d’Ulm, il y en avait huit 6 mois avant. Ce chiffre n’est qu’officiel car il faut en rajouter deux : Salmon, qui ne s’est jamais déclaré juif et Roger Nataf, qui fut « un oubli de la liste bis » par le directeur adjoint, Bruhat qui sera déporté ultérieurement à Buchenwald puis à Sachsenhausen où il décèdera.
En été 1942 il n’y avait plus de juif rue d’Ulm à l’exception de Nataf, juif tunisien, qui put finir son cursus à l’école, passer et réussir son agrégation, alors qu’au concours de 1940, il y en avait 8 et que 14 furent refusés pour leur judéité !
Le cas de Marc Zamanski fut particulier, l’école sut mettre en avant ses origines russes et non pas sa judéité, il continua ses études comme élève étranger et devint ensuite un mathématicien prestigieux, doyen de la faculté des sciences de Paris. Il participa au réseau Mithridate à partir de 1941, fut déporté à Mauthausen deux ans après. La tour centrale de Jussieu porte son nom.
Le décret du 11 juillet 1941 est « relatif au concours pour l’admission à l’ENS » (Décret Pétain – Carcopino). Dans les faits il n’y eut plus de candidat admis à la rentrée 1941 en première année, les candidats juifs qui s’étaient présentés et avaient réussi, ne furent pas admis et rapidement les demandes de bourses furent refusées. En 1942, il restait 4 élèves admis aux concours précédents, et en 1943 aucun dans la filière littéraire, et un seul en sciences.
Jean Claude Pecker, le futur astrophysicien, qui deviendra professeur au Collège de France, avait réussi l’écrit du concours de l’ENS et tenta de préparer l’oral avec son ami Henry Cabannes, pour échapper aux grandes rafles de 1942 ils s’en allèrent camper dans la forêt de Sannois. Lors de ces rafles, ses parents, Victor et Nelly furent emportés, déportés et moururent à Auschwitz. Pecker passa son oral avec l’étoile jaune cousue sur sa poitrine, dure humiliation pour ce gamin face à des examinateurs (dont Alfred Kastler). Fort heureusement aucun des cinq examinateurs n’étaient antisémites : il fut reçu ! Mais son admission en poche, il n’a pas pu intégrer la rue d’Ulm et a pu fuir à Grenoble et continuer ses études mais à l’université, pas à l’École. Il ne toucha jamais la bourse que le décret du statut juif du 11 juillet 1941 lui permettait d’espérer. Il dût repartir de Grenoble quand l’occupation italienne fut remplacée par celle, beaucoup plus stricte, des Allemands. Il revint à Paris, travailla en usine sous une fausse identité. Ayant échappé au STO, à la milice, à la police française, il réintégra la rue d’Ulm dès la rentrée 1944.
Quant à son ami, Henry Cabannes, non juif mais portant en horreur l’étoile jaune de son camarade, après avoir réussi deux fois polytechnique, il démissionna deux fois. Reçu à l’ENS, il partit pour l’Espagne en passant les Pyrénées, se retrouva incarcéré en Espagne, en prison, puis en camp de concentration. Il put enfin passer au Maroc, puis à Alger où il fut formé comme navigateur dans l’aviation, passa en Angleterre, et enfin fit sa première mission quelques jours après l’armistice du 8 mai 1945 … Plus de deux ans de pérégrinations pour ne jamais avoir été opérationnel en temps de guerre. Une échappée aussi longue qui ressemblait un peu au scénario de La vache et le prisonnier.
Ils purent tous deux, Pecker et Cabannes, finir leurs études après la libération, et firent une brillante carrière dans le domaine scientifique.
Pour les polytechniciens les choses s’avéraient plus troubles, car si les candidats juifs pouvaient, après le classement final aller « pantoufler » dans le privé car la loi du 3 octobre 1940 ne le leur interdisait en rien. Mais pour les premiers, ceux qui pouvaient espérer être « dans la botte », il leur était interdit d’accéder aux grands corps de l’État (X mines et X ponts). Ces candidats juifs étaient inclus non dans le classement des candidats « normaux », mais dans la liste « bis », une sorte « d’horizon d’attente ». Cette dénomination se retrouve d’ailleurs dans les classements du concours de l’école des Mines et des Ponts.
La mise en place des processus d’exclusion par l’établissement des listes « bis » interdisait à ces candidats de postuler pour les plus hautes fonctions de l’État et a fait sévèrement diminuer toutes les dérogations demandées, particulièrement pour hauts faits de guerre pendant les campagnes de 1939-1940. Même pour ceux bénéficiant de ces dérogations, il ne leur restait qu’à se rabattre sur les PTT ou les Eaux et Forêts.
La Loi du 2 juin 1941 interdit définitivement aux juifs l’accès à tous les corps de l’État, car les juifs bien placés « perturbaient le classement final » : ainsi la liste « bis » fut supprimée : « pas de botte pour les juifs ».
Ainsi le cas de l’école polytechnique fut-il plus complexe qu’à l’ENS. En effet, depuis le début des années 30, un certain antisémitisme put se développer « en pente douce » parmi certains cadres de l’école. Dès 1935, le décret du 6 Mai de cette même année précise « Nul ne peut être admis au concours s’il n’a préalablement justifié : qu’il est français ou naturalisé depuis 8 ans au moins au 30 septembre de l’année du concours ». (JO du 12 Mai 1935). A partir de ce texte, l’état pétainiste eut beau jeu à éliminer les candidats juifs d’Afrique du nord en utilisant sans vergogne un texte de la IIIe République vis-à-vis des candidats israélites, particulièrement ceux qui avaient fait leurs classes préparatoires à Alger, et ils étaient nombreux, il a suffi d’abolir le décret Crémieux (1870) le 7 octobre 1940, les juifs d’Afrique du nord perdant de facto la nationalité française.
Le retour sur Paris de l’école Polytechnique, donc en zone occupée, fit fuir un certain nombre d’élèves qui avaient été étiquetés « bis » vers d’autres cieux, certains ont pu fuir dans la clandestinité, en Espagne, d’autres dans les maquis. Ceux qui voulurent continuer leur cursus furent renvoyés chez eux, devant continuer leurs études par correspondance. Devant « l’hémorragie » de cette promotion, un nouveau concours fut organisé en zone sud, à Lyon, ville où une rafle fut organisée en 1942.
Mais des concours d’entrée et de classement de sortie furent tout de même organisés, encore à Lyon, à la faculté catholique de l’été 1943 à février 1944 pour la liste « bis ». Combien de candidats juifs, vivants en zone sud et titulaires de l’école eurent l’inconscience de s’y rendre ? Car depuis le 11 novembre 1942, la zone sud n’était plus libre.
Toutefois des candidats juifs purent se présenter au concours jusqu’au mois de juillet 1943. Parmi les trois promotions précédentes, d’avant 41 (1938, 39 et 40), il y avait 30 élèves juifs. Ceux-ci furent soumis à un régime drastique, notamment sur le plan financier : les frais d’hébergement furent multipliés par deux pour atteindre la somme de 8000 Francs par an, ce qui entrava quelques élèves aux revenus modestes. Un problème se posa à certains cadres de l’école : comment pourrait-on admettre qu’un élève en tenue de sortie puisse, sur son grand uniforme, apposer une étoile jaune sur la partie gauche de son plastron ? L’aspect vestimentaire apparaît aujourd’hui bien dérisoire par rapport à ces drames multiples que vivait notre pays.