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L’autodétermination contre les présuppositions

Édito d’Emmanuel Debono, Rédacteur en chef publié dans Le DDV n°683 – Juin 2021

Avoir une approche qui consiste à présupposer la couleur de peau d’une personne à sa place et à supposer le vécu que cette personne aurait pu avoir au regard de cette supposée couleur de peau, c’est une approche raciste que la Dilcrah¹ dénonce. »

À l’occasion d’une manifestation organisée à Tours par une association LGBTI qui entendait « dégager » toute « personne blanche » qui essaierait de « s’incruster dans le cortège²», la nouvelle déléguée interministérielle Sophie Élizéon a su exprimer en quelques mots la nature d’un mal qui ronge notre époque : l’abus de présuppositions.

En d’autres termes, le faux doute, qui n’est pas celui de Descartes mais celui des complotistes prétextant un questionnement légitime pour imposer leur représentation du monde : chaque chose y est à « sa » place, une place prédéterminée, dans la subjectivité et l’esprit de système les plus complets. Ce qui permet théoriquement d’appréhender l’inconnu, en interrogeant, en confrontant, devient ainsi source de catégorisation et de déconsidération. Nul besoin de rencontrer, d’ouvrir les yeux et de s’étonner. Les faits sont là, définitifs, avant même que l’individu ait pu être entendu dans la singularité de son histoire et de ses aspirations.

En sanctionnant ceux qui agressent « à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race », la loi française contre le racisme s’est départie du déterminisme qui caractérisait la formulation initiale de la loi Marchandeau de 1939. Ce décret encadrant la liberté de la presse, considéré comme la première loi antiraciste française, ne parlait que des « personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée ». A été introduite la notion de « supposition de l’appartenance » dans la motivation du délit. Ce dont le législateur a su prendre acte semble aujourd’hui battu en brèche au sein de la société civile.

Nouvelles classifications des espèces

« Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race », écrivait Maurice Barrès en 1902 dans Scènes et doctrines du nationalisme. C’est cette même logique qui prévaut lorsque l’extrême droite déduit la trahison et le danger de la bigarrure chromatique d’une foule postée sur un quai de RER ou d’un groupe d’élèves sur une photographie de classe. Le libre arbitre est sommé de s’incliner face au déterminisme, l’individu succombe sous le poids de l’apparence, devenue narratif. En d’autres termes, il est question du préjugé, cet indéfectible allié de la discrimination, cette présupposition abusive qui permet de sauter la démonstration et le développement pour passer directement à la conclusion.

On a beau savoir que la définition de traits identitaires est une constante dans l’histoire des sociétés, on ne peut qu’être surpris des nouvelles classifications des espèces qui tendent à dénier aux individus toute capacité d’autodétermination. Mode passagère, écran de fumée ? L’absence de rigueur de la nouvelle taxinomie et les désaccords sans fin chez ses promoteurs inciteraient à le penser. Sauf que cette propension à compartimenter déborde la sphère militante et tend à réhabiliter, d’une manière plus globale, une pensée régressive qui flamboie aux extrêmes mais qui n’est pas sans effet sur le reste de la société.

C’est une des leçons de l’histoire de l’antisémitisme et du racisme, qui mettrait d’accord celles et ceux qui étudient ces phénomènes : nul n’est besoin d’une doctrine élaborée pour entredéchirer l’humanité par excès de présuppositions. Ce goût pour le préjugé est dans l’air du temps et devrait inciter chacun à s’interroger sur ses mobiles, ses vecteurs et leurs conséquences. Par l’introspection notamment, qui est le point de départ de toute émancipation. En 2021, l’écrivain américain Thomas Chatterton Williams livre au lecteur francophone un essai³ que l’on serait tenté d’appréhender comme un bréviaire, tant il contient de pistes enthousiasmantes et concrètes, réfléchies dans sa vie d’homme et éloignées des recettes magiques dont la pédagogie antiraciste est friande. Parmi celles-ci, cette réflexion qui délivre du poids des appartenances présupposées et ouvre la voie à la liberté : « Je suis obligé d’accepter un certain degré d’autodétermination dans ma vie, car je sais que je ne peux pas constamment m’appuyer sur l’idée que je ne fais pas mes propres choix. »

En juillet 1959, l’acteur Yul Brynner, en tournage à Paris, témoignait au journaliste Pierre Dumayet du peu d’importance qu’il conférait à ses origines, avant d’ajouter : « Ce qui est important dans la vie de n’importe quel être humain, c’est ce qu’il a pensé, ce qu’il a fait, ce qu’il a accompli. » Dans un français impeccable, la vedette russo-américaine embrassait l’existence dans un regard rétrospectif en refusant la prison des origines, cet enfer des présuppositions qui compromet la rencontre et conteste l’évolution.

Ouvrons grand la porte de l’autodétermination !

Emmanuel Debono,
Rédacteur en chef


1 : Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.

2 : Prévue le 15 mai, la manifestation a été annulée.

3 : Autoportrait en noir et blanc, Grasset, 2021 (voir p. 74-75).

Agissons ensemble !

Le DDV, revue universaliste

N°689 – Le DDV • Désordre informationnel : Une menace pour la démocratie – Automne 2023 – 100 pages

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