Les chrétiens d’Orient : vers la fin d’une civilisation

Spécialiste du christianisme et de l’orthodoxie, Jean-François Colosimo alerte sur la disparition programmée des chrétiens d’Orient. Sa vision sur les causes d’un drame qui se joue à l’instant présent, dans un silence assourdissant.

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Propos recueillis par Alexandra Demarigny

DDV Pouvez-vous nous rappeler qui sont les chrétiens d’Orient ?

Jean-François Colosimo : Il faut se souvenir que le christianisme n’est pas une religion occidentale, même s’il a pris un essor considérable à partir de l’Europe vers le reste du monde, mais d’abord une religion orientale. Il est né dans le territoire actuel de l’Israël moderne où Jésus-Christ a prêché l’évangile ; il s’est développé au Levant où l’apostolat, le monachisme, les écoles cathédrales ont vu le jour ; il s’est institué en Asie Mineure où les sept conciles œcuméniques ont formé le dogme de l’Église. Les chrétiens d’Orient ne sont pas des petits frères égarés résultant des croisades, de la colonisation ou de missions tardives, mais à l’origine du christianisme. Leurs communautés très diverses émanent des premières civilisations de l’écriture. Imprégnées du judaïsme, elles ont aussi participé de la formation de l’islam. La grande civilisation islamo-arabe résulte d’une synthèse avec les christianismes orientaux. Ils représentent donc un chaînon essentiel, historique, qui nous relie aux commencements de l’humanité et des monothéismes. Leur disparition serait une catastrophe en termes de biodiversité culturelle, une perte du lien vivant avec notre socle originel. À partir du VIIe siècle, l’essor des empires musulmans a en quelque sorte pétrifié les chrétiens d’Orient, les assignant à une citoyenneté de second rang, leur interdisant l’accès aux responsabilités politiques, les confinant dans une sorte de ghettoïsation culturelle. Ils ont été contraints à une verticalisation de leur foi, concentrée sur la transmission de l’héritage, la vie contemplative, la prière liturgique, l’iconographie canonique, et la mystique. Gardiens des sources à cheval sur les mondes, ils ont ainsi développé leur talent de médiateurs entre l’Orient et l’Occident.

« Les chrétiens d’Orient ne sont pas des petits frères égarés résultant des croisades, de la colonisation ou de missions tardives, mais à l’origine du christianisme. »

Comment en est-on arrivé à leur quasi disparition aujourd’hui ?

Depuis l’époque moderne ils se trouvent piégés dans la grande confrontation entre les puissances européennes et l’Empire ottoman. Instrumentalisées par Paris, Londres, Moscou, leurs aspirations à la liberté sont éradiquées par la Sublime Porte. En Asie mineure, les Arméniens, les Grecs, les Assyro-Chaldéens subissent les premières entreprises génocidaires et purifications ethniques du XXe siècle : sur le territoire actuel de la Turquie, il y avait 30 à 40 % de chrétiens en 1914, il en reste 0,1 % aujourd’hui. Au Levant, les chrétiens arabisés tentent un rapprochement avec les musulmans arabes et fondent le panarabisme, le projet d’une société commune, ouverte, laïque et sociale. Mais après 1945, pris dans la machine des révolutions nationalistes, ils sont vite réduits à un gage diversitaire au sein de pseudo-démocraties autoritaires. Entre 1975 et 1990, la guerre du Liban, conclue par le désastre des Maronites, marque un tournant. Elle sert aux panislamistes à dénoncer dans les panarabes chrétiens des chevaux de Troie de l’Occident. Leur situation est alors comparable à celle des juifs européens à la fin du XIXe siècle : exclus de la vie collective, ils vivent en milieu urbain, ont leurs propres quartiers, leurs lieux de culte, se tournent vers les métiers de service, font peu d’enfants mais très éduqués car la transmission est essentielle à leurs yeux. En cela ils s’exposent au complotisme qui frappe habituellement les minorités. De plus, leurs diasporas dans l’hémisphère nord disent ouvertement la vérité sur leur situation. Tout cela en fait des traîtres et des boucs émissaires. En 2003, l’intervention américaine en Irak précipite ce mouvement : le christianisme devient la figure de l’ennemi, incarnée par Washington, auxquels les chrétiens locaux sont associés comme une cinquième colonne. Ce sont des « collabos de Satan » qu’il faut expulser ou éliminer au Levant. Ailleurs, ils se sentent indésirables. En Jordanie, la montée de l’islamisme les inquiète. En Israël, où il y a deux fois plus de chrétiens que dans les territoires autonomes, ils se sentent enfermés dans la question palestinienne. En Égypte, où les coptes représentent encore 10 % de la population, ils subissent de plein fouet la tripartition entre le pouvoir militaire, les frères musulmans et les salafistes. Dans Alep, ville martyre, on savait, il y a peu encore, qu’on passait d’un quartier musulman à un quartier chrétien lorsqu’on voyait des fillettes non voilées jouer dans la rue. La disparition des chrétiens d’Orient signifierait la perte de la diversité, de l’appel à l’émancipation, et surtout le passage d’une société politique à une société religieuse dans la plus hautement symbolique des régions du monde.

La communion des apotres : le Christ offre une coupe de vin a l’un des apotres. Miniature tiree d’un Lectionnaire en syriaque. Irak, 1216-1220. ©The British Library Board/Leemage

«  Il n’y a plus de juifs dans cette région ; bientôt plus de chrétiens : les fanatiques vont rester entre eux. Même les musulmans modérés commencent à quitter la Turquie. »

Pourquoi l’Occident ignore-t-il leur disparition programmée ?

La mobilisation des institutions internationales et européennes est nulle. Pour les diplomaties dominantes, ils sont devenus une variable d’ajustement et règne un consensus implicite sur leur disparition programmée. La France, qui s’est longtemps voulu leur protectrice, est désormais aux abonnés absents. Le fait qu’il s’agisse de chrétiens les dévalorise à gauche et les survalorise à droite car, des deux côtés, on les ramène à la question de la présence musulmane dans l’Hexagone, ce qui n’a pourtant aucun rapport. Or, les chrétiens d’Orient ne sont pas une cause particulariste mais une cause universelle, essentiellement humaine. D’où le désastre moral qui nous guette : les abandonner à un exil global sans lendemain, c’est entériner leur disparition, laisser seuls les musulmans face aux islamistes et contresigner un suicide moral pour l’Europe des droits de l’homme.

Comment les sauver ?

Il faudrait saisir le Tribunal pénal international, créer une commission de l’Organisation des Nations unies (ONU), un comité de l’Union européenne (UE), dresser un plan de retour, sanctuariser certaines zones. Ce serait un combat certes, mais pour l’universalité humaine, l’indivision planétaire et l’égalité citoyenne. Mais, aujourd’hui, la primauté de l’universalisme est ramenée au degré zéro par l’affrontement général des tribalismes. C’est pourquoi je suis très pessimiste car les chrétiens d’Orient sont des hommes et des femmes du milieu, de l’intermédiaire, de la relation. La seule richesse qu’ils ont est leur vocation à la médiation en raison de leur identité désarmée, dépourvus qu’ils sont de forces militaires ou d’alliés politiques. Or la mondialisation a besoin de blocs étanches, de préférence hostiles les uns aux autres, et préfère les individus déracinés aptes à devenir des consommateurs globaux des mêmes produits indistincts dans un grand lavage dissolvant des cultures historiques. Tous les bâtisseurs de ponts doivent être dynamités. Trop orientaux pour les occidentaux, trop occidentaux pour les orientaux, trop chrétiens pour la gauche, trop métèques pour la droite, ces témoins des origines sont simplement de trop. Cependant, ces hommes, femmes, vieillards, enfants jetés sur les routes préfigurent notre sort à tous de perpétuels migrants : quand on n’a pas de provenance, on n’a pas de destination.

Biographie

Jean-François Colosimo est éditeur, essayiste et enseignant. Directeur général du Cerf, il est l’auteur de livres et de films sur les métamorphoses de Dieu en politique. Membre de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge ainsi que du comité d’orientation scientifique de l’Institut européen en sciences des religions, il a participé à plusieurs commissions d’État, entre autres sur la laïcité.

 Les hommes en trop, extrait :

« Qu’ont à nous dire les petites filles aux prénoms tirés de l’Évangile, aux boucles d’oreille arrachées, aux lendemains sans avenir, qui fuient Mossoul dans les bras de leurs parents pour échapper aux djihadistes ? Que, cette fois, c’en est fini des chrétiens à l’endroit même où est né le christianisme.  »

J.-F. Colosimo, Les hommes en trop. La malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard, coll. « Documents, témoignages », 2014, 312 p., 19 euros.

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